Interview de Patric JEAN, r�alisateur de "Les enfants du borinage et de "la Raison du plus fort"
D�o� vient l�id�e de ce film?
P.J. : L�id�e vient du rapport command� par le ministre belge de la justice (Verwilgen) sur les liens entre immigr� et d�linquant. Le masque �tait tomb�, Non pas celui de l�extr�me droite qui n�en a plus depuis longtemps, mais celui de certains �d�mocrates�. Ce rapport a beaucoup choqu� les sociologues, les criminologues mais la presse s�en est tr�s peu �mue. Comme si cette question n��tait pas tout � fait idiote. Le rapport a donc �t� r�dig� et, comme par hasard, il est mis en valeur et abondamment cit� dans la litt�rature de l�extr�me droite flamande (Vlaams Block).
Qu�est-ce qui vous choquait le plus et pourquoi en faire un film ?
P.J. : C�est le m�me ministre qui, en m�me temps, proposait la d�p�nalisation des d�lits financiers pour lesquels il fallait �trouver des arrangements� et qui a tout fait pour criminaliser la pauvret�. M�me m�thode en France. C�est toute l�Europe qui est en train de passer du traitement social de la pauvret� au traitement carc�ral. En faisant ce film, je voulais montrer ceci: la dualisation de notre soci�t� entre les populations les plus riches et les plus pauvres est de plus en plus violente. Pour maintenir une soci�t� de march� o� ceux qui n�ont rien � perdre se tiendront tranquilles face � la richesse des autres, aux biens de consommation � outrance, � la publicit� omnipr�sente, il faut une sorte d��tat policier bas� sur la surveillance, le contr�le et la peur de la prison. L�attitude du gouvernement fran�ais contre les sans-abris, prostitu�es et toxicomanes est exemplaire: il faut qu�ils soient invisibles aux yeux de la petite bourgeoisie. Je pense que sur le plan mondial c�est tout � fait comparable puisqu�on est pass� d�un �cart (entre les pays riches et pauvres) de 1 � 44 il y a trente ans � un �cart de 1 � 80 aujourd�hui. Et il n�y a aucune raison de penser que cela va s�arr�ter l�.
Peut-on pour autant justifier la d�linquance, la violence?
P.J. : Bien s�r que non. Il ne s�agit pas de dire que les riches sont m�chants et les pauvres gentils et que ce qu�ils font est bien. Il ne s�agit d�ailleurs pas de bien ou de mal. Pour r�fl�chir, il faut d�abord mettre entre parenth�ses le plan moral et observer la situation rationnellement. Je vais vous d�crire une situation banale et que j�ai rencontr�e : un adolescent dont le p�re est ch�meur de longue dur�e, dont les fr�res et s�urs sont ch�meurs ou tr�s pr�caires, qui est tent� en permanence par la publicit� pour des objets dont il sait pertinemment qu�il ne pourra jamais les poss�der de mani�re l�gale, ses parents tremblent face � la venue possible d�un huissier, la famille ne mange pas toujours � la fin du mois. Si vous ajoutez � cela les cons�quences psychologiques de l�exclusion (violence familiale, d�pression des parents, alcool...) et que vous consid�rez que ce jeune, parce qu�il est d�origine immigr�e, est souvent l�objet de brimades, contr�les policiers et autres s�gr�gations, comment peut-on attendre de lui qu�il se comporte comme un �petit bourgeois�? Savez-vous qu�il y a des familles o� aucun enfant n�a jamais re�u un jouet � no�l ou un anniversaire. Pouvez-vous imaginer les cons�quences sur un tel enfant du matraquage publicitaire de fin d�ann�e? Savez-vous qu�il y a des familles en Belgique et en France o� l�on a faim � la fin du mois? O� l�on donne � manger aux enfants des biscuits tremp�s dans du lait? O� les enfants vont voler de la nourriture dans les grandes surfaces? Faut-il attendre de gens que l�on place dans le d�sespoir qu�ils aient une autre attitude que celle des d�sesp�r�s?
C�est donc avant tout un probl�me social?
P.J. : Evidemment. Un probl�me d�exclusion sociale doubl� d�une exclusion raciste. L�origine nationale ne joue pas dans les ph�nom�nes de d�linquance si ce n�est que les immigr�s sont sur-repr�sent�s parmi les couches les plus pauvres. L�Observatoire International du Travail a d�montr� qu�une entreprise belge sur trois faisait de la s�gr�gation � l�emploi sur les bases de l�origine nationale. Les personnes issues de l�immigration maghr�bine sont donc consid�r�es comme des exclus visibles (m�me si certains s�en sortent tr�s bien) et donc � surveiller. Vous ajoutez � cela quelques clich�s racistes qui durent encore (les arabes sont fourbes et les juifs radins)... Savez-vous par exemple qu�� Bruxelles, la police a organis� le fichage de jeunes issus de l�immigration totalement inconnus de la justice. On a organis� des rafles dans des quartiers immigr�s, on a emmen� des jeunes au commissariat, on les a photographi�s, fich�s et rel�ch�s. Cela ne vous rappelle rien? Alors pourquoi les maghr�bins? Parce que l�on sait qu�ils sont sur-repr�sent�s dans les classes d�favoris�es et donc � surveiller et aussi par racisme ordinaire. Il faut donc qu�ils soient sous contr�le. Quand le Bourgmestre bruxellois de l��poque a �t� interpell� officiellement, il a r�pondu en trois lignes en disant que cela correspondait aux v�ux de la population! Ce monsieur (De Donnea) est un membre �minent d�un parti d�mocratique (MR) qui d�fend par dessus tout la soci�t� de march�.
Votre impression s�est confirm�e � la prison?
P.J. : Mais c�est certain. Si l�on met de c�t� les d�linquants sexuels, pour le reste, les prisons sont remplies de ce que l�on appelait jadis le sous-prol�tariat. Des sans-emplois, sans formation, souvent fils de ch�meurs ou de travailleurs tr�s pr�caires plus tous ceux dont le seul d�lit est d��tre un �tranger sans papier qui a fui la mis�re ou la guerre. J�ai rencontr� essentiellement deux types de personnes en prison. D�abord ceux qui sont les plus d�truits par leur situation, certains ont leur place en h�pital psychiatrique plut�t qu�en prison. Ils sont enferm�s souvent pour des petits d�lits et se retrouvent dans une mis�re psychologique et morale indescriptible, une souffrance insoutenable. Voyez la s�quence du mitard... Imaginez ce que ce gar�on fera � sa sortie. L�autre cat�gorie de personnes rencontr�es est celle d�hommes r�volt�s. Ils ont parfaitement compris le syst�me, analys� leur situation et en ont d�duit qu�il n�y avait pas de place pour eux: sans formation, avec un casier, parfois un nom �tranger, pas de r�seau autour d�eux... Il faut dire que dans la plupart des cas, les d�lits sont mineurs, ils n�ont tu� ni bless� personne. On peut �tre en prison pour des vols simples. Tous ceux que j�ai rencontr�s ont commis des d�lits qui d�coulent directement de leur situation sociale. Dans tous les cas, la prison va aggraver s�v�rement la situation. Savez-vous qu�� la prison de Lyon (une honte) on donne aux plus pauvres � leur sortie un sachet avec une carte de t�l�phone, dix tickets de bus et un ch�que repas! Et vous voudriez qu�ils ne r�cidivent pas? C�est une plaisanterie?
Comment s'est op�r� le choix des lieux? La r�partition France/Belgique?
P.J. : Je voulais travailler sur deux pays au moins car c�est un probl�me international. C�est la cons�quence d�une soci�t� de march� et non une situation particuli�re � un pays. J�ai tout de suite choisi ces deux pays. Ce sont ceux que je connais le mieux et ils ont des caract�ristiques int�ressantes: taux records de racisme, taux records de suicide, taux de ch�mage important. Leurs diff�rences sont int�ressantes : la France a eu des colonies en Afrique du Nord et a fait venir de la main d��uvre de ses colonies. C�est exactement le contraire en Belgique. D�autre part, il n�y a pas eu, en Belgique, de construction de grands ensembles de type banlieue h.l.m. comme en France. Ce sont donc des situations diff�rentes en apparence mais avec un �terreau� commun � toute l�Europe, ou presque. On m�a interdit de filmer dans les prisons fran�aises alors on l�a fait en Belgique. Pour le reste, les quartiers �taient tr�s difficiles d�acc�s. La t�l�vision y a fait tellement de d�g�ts qu�il est devenu presque impossible d�y filmer m�me avec une tr�s longue pr�paration, m�me avec les gens dont on est devenu proche. Pour le reste, et surtout en Belgique, il y a la honte. Tout vous dit que si vous ne poss�dez pas la voiture � la mode, le t�l�phone � la mode, les v�tements qu�il faut et une parcelle de pouvoir, vous n��tes rien et vous n�avez que le droit de vous taire. Rappelez-vous la publicit�: �il a l�argent, il a le pouvoir, il a la voiture, il aura la femme�. Il est donc impossible, pour un jeune, de prendre la parole pour d�noncer sa propre situation sociale. C�est la honte. On baisse la t�te et on continue. Bizarrement, j�ai trouv� le ph�nom�ne beaucoup plus marqu� en Belgique qu�en France. Toutes les s�quences que j�ai voulu tourner � Bruxelles se sont sold�es par un �chec (sauf deux qui ne sont pas dans le film car elles �taient plus faibles). Le couvercle sur la probl�matique sociale est donc mieux verrouill� en Belgique, il est int�rioris� par les populations concern�es. C�est grave.
Dans le contexte actuel de la mont�e de l'extr�me droite, de l'int�grisme, d'un racisme exacerb� vis-�-vis des musulmans, quel est l'impact escompt� du film?
P.J. : J�aimerais tellement faire douter. Briser quelques certitudes de la pens�e unique sur la d�linquance, les �sauvageons� et autre ins�curit�. Sur ce th�me, il y a deux discours qui s�affrontent: celui des politiques (et des hommes d�affaires qui vendent de la s�curit�), tr�s simple, facile � comprendre, r�pressif, moraliste et qui aggrave le sentiment d�ins�curit� et le malaise social et puis il y a le discours des scientifiques, des criminologues, des sociologues, compl�tement en opposition avec les politiques. Leurs travaux sont passionnants, brillants, souvent complexes mais totalement inconnus des politiques et des journalistes (voir la bibliographie). Un scientifique vous dit qu�il n�a pas les moyens de mesurer l��volution de la d�linquance � court terme, qu�il n�existe pas de m�thode scientifique pour ce faire et en m�me temps vous entendez les politiques parler de la d�linquance qui augmente ou recule de x% en un mois. C�est un mensonge complet. C�est de la manipulation mais personne, je dis bien absolument personne ne le dit dans les media.
Pourquoi ne peut-on se fier aux chiffres de la d�linquance?
P.J. : Parce les chiffres ne r�v�lent que la d�linquance qui a �t� r�pertori�e par les forces de police. L�immense majorit� des actes n�est jamais signal�e. Comment peut-on les compter? Les chiffres ne r�v�lent que la mani�re de travailler de la police. Par exemple, des policiers ont r�v�l� r�cemment en France qu�on leur demandait, dans certains commissariats d�enregistrer le moins de plaintes possibles et m�me d�en d�truire dans les ordinateurs pour faire baisser les chiffres sur tel secteur. La d�linquance a explos� d�un seul coup en France dans les zones �gendarmerie�. Comme si tous les d�linquants de Lille � Marseille s��taient dit �� partir de telle date, on met le paquet�. Cela n�a aucun sens. M�me chose d�s la mise en place d�un nouveau gouvernement, le taux de d�linquance diminue illico. Ou c�est de la magie, ou c�est de la manipulation. D�autre part, la plupart des d�lits sont invisibles: savez-vous qu�� Paris, une main-courante (pas repris dans les chiffres �videmment) sur deux enregistr�e dans les commissariats est le fait d�une violence commise contre une femme par son conjoint ou son mari? Vous parlez d�une violence! La femme ne se fait pas voler son sac ou son t�l�phone, elle ne se fait pas �car-jacker�. Non, elle s�enferme chez elle avec son agresseur habituel et souvent tr�s violent! Dix pour cent des femmes de France en sont l�objet ! Mais on entend peu parler car les lobbies de la s�curit� n�y peuvent rien. La s�curit� est essentiellement l�enjeu d�un business. En France, par exemple, l� �expert� en s�curit� qui est sur tous les plateaux est Alain Bauer qui est, par ailleurs, le patron de la plus grande soci�t� de s�curit� de France (AB Associated). Il a donc tout int�r�t � gonfler le probl�me et � crier au feu car c�est lui le pompier qui se fera payer tr�s cher pour �teindre l�incendie qui parfois n�existe que dans les t�tes. L� o� il a vendu un de ses premiers audits, c�est � Vitrolles sous la mairie socialiste. Quelques temps apr�s la ville passait au FN...
Et la d�linquance en �col blanc�...
P.J. : J�allais y venir. L�autre d�linquance invisible ou bien souvent l�objet de magnanimit�, c�est la d�linquance financi�re, le blanchiment, la corruption etc. Une poubelle qui br�le ou un sac arrach� sera toujours plus visible que de l�argent blanchi au Luxembourg. Il est quand m�me �tonnant de remarquer que deux pays comme la France et l�Italie ont � leur t�te un d�linquant notoire (sans parler des affaires de M. Bush). Cela ne semble g�ner personne. Il y a des d�linquances socialement mieux accept�es m�me si elles font plus de d�g�ts. Une soci�t�, Michelin par exemple, peut supprimer des milliers d�emplois pour faire grimper l�action en bourse. C�est moralement ind�fendable mais �a, ce n�est pas de la d�linquance. Et pourtant cela cr�e �norm�ment d�ins�curit�, non? Parlez-en aux lib�raux (socialistes compris) en Belgique et en France, vous verrez ce qu�ils vous r�pondront: le march�. Toujours le march�. Mais quand il s�agit de r�fl�chir � le remettre en question, vous ne trouvez plus grand monde.
Vos films sont ancr�s dans le social, pourquoi? Pour d�noncer, par militance?
P.J. : Je ne veux �videmment pas faire que cela. Mais il est vrai qu�il y a urgence. Je ne crois plus du tout qu�il soit possible de faire de la politique dans un parti. Pas � cause des hommes mais � cause d�un syst�me qui est compl�tement bloqu� et qui am�ne les partis de gauche et de droite � avoir des programmes tr�s semblables, c�est � dire un arrangement plus ou moins social avec la soci�t� de march� qu�on ne remet pas en question. Mais il y a d�autres mani�res plus efficaces de faire de la politique et de lutter pour la d�mocratie, (la d�mocratie participative, l��conomie sociale et solidaire, l�instruction gratuite et de haut niveau et la culture pour tous, des services publics de qualit�, etc) sans mandat, en faisant des films, en �crivant des livres, en participant � des forums sociaux, � des mouvements sociaux... C�est ce que je fais pour l�instant. Et l�avantage est que je ne brigue aucun mandat donc je n�ai pas besoin de plaire � un �lecteur donc je peux m�exprimer librement. Libert� que les politiques n�ont plus, puisqu�ils sont li�s malgr� eux � un marketing �lectoral.
Comment se fait le choix entre le documentaire ou la fiction? Continuerez-vous dans le documentaire ou passerez-vous � la fiction?
P.J. : Les deux m�int�ressent. Les deux genres ont leurs avantages et leurs limites. Impossible de montrer en documentaire ce que les fr�res Dardenne parviennent � faire ressentir en fiction. Mon id�al serait entre les deux genres, une sorte de m�lange. Mais je n�y suis pas encore, j�ai encore beaucoup de travail. Je veux travailler beaucoup sur la forme, je voudrais vraiment avancer sur ce terrain. Travailler le style. Mais c�est difficile en documentaire car vous �tes coinc� entre la volont� d�en dire plus et celle de le dire mieux. Il y avait par exemple une s�quence de �La Raison...� avec un homme qui se promenait dans un quartier h.l.m. et parlait de la d�linquance en col blanc. Un sociologue a vu le montage et trouvait qu�il fallait en dire plus en ce sens. Mais quand Thierry Garrel (ARTE) a vu le montage, il a trouv� que la forme de cette s�quence ne correspondait pas au reste du film. La texture n��tait pas la m�me. Il avait parfaitement raison et on a enlev� la s�quence mais en regrettant de ne plus dire certaines choses. Ce sont toujours des choix difficiles pour lesquels on fantasme sur le degr� d�information du spectateur: est-ce qu�il va comprendre �a? est-ce qu�il sait d�j� �a? Un vrai casse-t�te! Mais passionnant. Pour r�pondre � votre question, je travaille � un sc�nario de fiction et je r�fl�chis � un projet documentaire.
La prison occupe une place importante dans le film...
P.J. : C�est le c�ur du syst�me! J�ai compris en faisant ce film, que le principe de la prison n�est pas la privation de libert�. Celle-ci n�est qu�un moyen. Le principe de la prison est l�humiliation. Il faut faire plier (ou casser) ceux qui r�sistent au syst�me, qui refusent de s�y soumettre parce qu�ils n�ont rien � perdre, qui n�acceptent pas de rester des hommes de deuxi�me classe parce qu�ils sont mal n�s. Un des directeurs de la Direction des Services P�nitentiaires de Paris ne dit d�ailleurs rien d�autre quand il �crit: �Les d�linquants sont des inadapt�s sociaux et la finalit� carc�rale est de les remodeler pour les rendre aptes au fonctionnement de la soci�t�.� Et pour ce faire on n�a rien trouv� de mieux que l�humiliation, violence invisible id�ale pour faire plier les esprits. Cela fonctionne bien. Tout, dans une prison, est fait pour humilier les d�tenus. Et comme par hasard, cette humiliation est appliqu�e par des hommes (les surveillants) de la m�me classe sociale qu�eux. Certains directeurs de prison ont le courage de le dire clairement et de le d�noncer. Un fait est tr�s peu connu et pourtant, il explique tout notre syst�me de soci�t�: il n�y a pas de corr�lation entre taux de d�linquance et taux d�enfermement en prison. Parfois, la d�linquance stagne et on enferme beaucoup plus (comme aux USA o� la population carc�rale a �t� multipli�e par 4 en 20 ans sans augmentation du nombre de crimes et d�lits). Par contre, il y a une corr�lation importante entre la d�r�gulation du march� du travail (le ch�mage) et le taux d�enfermement dans les prisons. Plus il y a de ch�meurs et plus on enferme, c�est une r�gle de notre soci�t�. Les prisons am�ricaines ont pu faire baisser ainsi de deux points le taux de ch�mage du pays! C�est donc une fa�on de r�gler le probl�me. Ce n�est pas un complot de magistrats �videmment mais il y a des m�canismes qui l�expliquent. Des tas d��tudes empiriques ont �t� publi�es sur le sujet. Qui les lit?
Vous plaidez donc pour une r�forme du syst�me carc�ral ?
P.J. : Pas du tout. Je plaide pour sa suppression. Pour paraphraser Pierre Reynaert, intellectuel et ancien directeur de prison: une prison qui permet au d�tenu de se r�ins�rer � la sortie est plus utopique qu�une soci�t� sans prison. Ce qui veut dire qu�il ne faut pas r�former le syst�me carc�ral mais notre syst�me de soci�t�. Faire ce que Jean-Fran�ois Khan appelle �la r�volution des mod�r�s�.
Comment avez-vous �t� re�u dans les quartiers, en prison...
P.J. : Au d�but, toujours avec m�fiance, les media ont fait beaucoup de mal. Puis, petit � petit, quand les gens comprenaient que je ne venais pas pour les juger ni les filmer � la va-vite, que je passais du temps avec eux, ils m�ont souvent tr�s bien accueilli. En prison particuli�rement. Je n�ai pas peur de dire que j�y ai rencontr� des gens formidables, qui avaient fait des b�tises soit, mais je ne suis pas l� pour les juger. Je ne sais pas ce que j�aurais fait si j�avais eu la vie de certains d�entre eux. Dans les quartiers, apr�s un certain temps, j�ai eu un accueil formidable. J�y ai encore des contacts. Je me suis retrouv� la nuit, dans des caves avec des jeunes qu�on nous pr�sente comme des �sauvageons� sans que rien ne me soit jamais arriv�. Je n�ai jamais eu peur. On ne m�a jamais agress�, ni insult�, ni rien vol� m�me quand nous �tions l� avec du mat�riel de tournage. Tous ces jeunes ont seulement envie qu�on les �coute avec un minimum de respect. Ces quartiers ne sont pas les coupe-gorge que l�on nous dit. Ce qui ne veut pas dire qu�il ne s�y passe rien.
Quel tort ont les medias dont vous parlez?
P.J. : Ils ont souvent le tort de parler de ce qu�ils ne connaissent pas. Les journaux t�l�vis�s en particulier. Quand quelque chose se passe dans un quartier, on vient vite avec une cam�ra, accompagn� de policiers, on tourne trois images et on s�en va. (voyez la s�quence des images d��meutes � Amiens, comme les journalistes partent en courant avec la police). Et puis on dit des �neries et on passe � autre chose. De ce fait, ces quartiers sont frapp�s d�ostracisme, les gens ont peur des jeunes, des arabes, etc. Je ne vous parle pas des �missions de type �le droit de savoir� qui sont souvent film�es directement par la police et dont le but est clairement d�effrayer le spectateur. Dans ce cas, c�est clairement de la propagande. Ce n�est pas toujours la faute des journalistes � qui l�on demande une rentabilit� et rien d�autre, qui n�ont pas le temps de faire leur travail et qui sont press�s par l�audimat pour cause de march� (encore). Savez-vous que Bouygues qui g�re TF1, cha�ne sp�cialiste de ces programmes de �marchand de peur�, a aussi des int�r�ts �conomiques dans des soci�t�s de conseil en s�curit�, vid�osurveillance, etc. Et il y en a beaucoup d�autres. Il ne faut pas oublier que la s�curit� et l�ins�curit� sont avant tout des business.
Vous �tes tr�s critique vis-�-vis de la police.
P.J. : Je pense qu�une police est absolument n�cessaire dans une d�mocratie et je sais qu�un certain nombre de policiers ont une haute id�e de leur mission. Mais je suis convaincu que la police ne peut remplir son r�le que si elle travaille avec une parfaite d�ontologie. Dans le cas contraire, elle est au service d�une partie seulement de la population, aux d�pends d�une autre. C�est ce qu�on appelle un �couvercle�. Pensez que des sondages r�v�lent que 6 Fran�ais sur 10 se d�crivent personnellement comme �au moins un peu racistes�, (en Belgique 22% des gens se disent �tr�s racistes�) Imaginez que la police soit dans la moyenne... Vous voyez le r�sultat? Pendant les rep�rages, j�ai tra�n� dans beaucoup d�endroits, j�ai beaucoup �cout� et je peux vous dire que j�ai entendu des choses affreuses. J�ai entendu � plusieurs endroits des policiers et m�me un surveillant-chef d�une prison (o� je n�ai pas tourn�) parler d�extermination des d�linquants, de chambres � gaz qui devraient rouvrir, de 9 mm dans la t�te que m�ritaient tous les d�tenus, etc. Imaginez l�attitude de ces gens-l� quand ils sont face � un jeune maghr�bin ou un sdf ou une prostitu�e, les mains attach�es. On sait pertinemment qu�il y a de nombreux endroits o� la police passe � tabac certains jeunes. J�ai �t� �tonn�, au tribunal de Lyon, de voir combien de policiers portaient plainte contre des pr�venus pour blessure au doigt! On souffre beaucoup des mains dans la police. Un jour un policier a m�me accus� un pr�venu de lui avoir donn� un �coup de boule � la main�... Beaucoup de professionnels, des travailleurs sociaux, des �ducateurs, certains magistrats vous le diront sous couvert de l�anonymat mais personne ne bouge. J�ai moi-m�me vu des provocations polici�res incroyables, une amie en a encore film� r�cemment � Lyon, je poss�de des photos d�une personne au sortir de sa garde-�-vue avec des traces de matraques sur tout le corps. Ca fait deux lignes dans un journal, un quart de page dans Le Monde ou dans Le Soir une fois par an et puis...
La s�quence au tribunal est tr�s violente �galement. C�est une critique des magistrats?
P.J. : Non, c�est une critique de certains magistrats. J�ai vu des juges faire leur m�tier... je ne trouve pas le mot... comme des h�ros. En essayant de prendre une d�cision qui est parfois seulement la moins mauvaise. En prenant leur m�tier plus qu�� c�ur face � des drames humains parfois terribles. Mais � c�t�, j�ai vu d�autres magistrats que je ne veux m�me pas qualifier ici. Des gens qui s�amusent de la mis�re des autres, dont le grand sport est de faire pleurer les gens � la barre avant de les envoyer au trou ou bien de les insulter comme je l�ai entendu (�esp�ce d�imb�cile�). J�ai vu un gar�on de 19 ans se faire juger en comparution imm�diate pour s��tre battu avec un copain qui a port� plainte. Le pr�venu dit qu�il est l�agress� et non l�agresseur. Le soir, au tribunal, le copain-victime vient t�moigner et avoue �tre bien l�agresseur, ajoutant que l�autre n�a rien fait de mal et qu�il faut le rel�cher. Le procureur se l�ve alors et demande de la prison ferme parce que se battre c�est toujours se battre. Quatre mois fermes pour le gar�on. L�autre petit monsieur qu�on voit dans le film avec son avocat et qui avait vol� un cadeau d�anniversaire et des tranches de dinde: le procureur a demand� un an ferme et il a obtenu quatre mois! Pour un type qui cr�ve de mis�re. Est-ce la justice? Mais �a, on ne le voit pas � la t�l�vision tout simplement parce que c�est moins spectaculaire. Pas parce qu�il y a une censure. J�ai vu � ce propos un reportage sur un comit� de r�daction de France 2: le r�dacteur en chef d�fend des sujets sur les livreurs de pizza et sur les lunettes de soleil. Comme le pr�sentateur du journal semble ne pas aimer, le r�dac-chef lui dit que s�il veut perdre la moiti� des t�l�spectateurs, il n�a �qu�� faire un sujet sur la s�gr�gation � l�emploi�. Tout est dit.
Pensez-vous que la situation sociale puisse pousser des jeunes vers un Islam radical?
P.J. : On peut dire deux choses � ce sujet. Premi�rement, les gens dans une situation de d�sespoir sont toujours susceptibles de se faire manipuler. Que ce soit par des int�gristes religieux de n�importe quelle religion (il y en a partout), par des sectes, des extr�mistes politiques... Ensuite, un autre probl�me plus grave se pose: les autorit�s attendent de l�Islam dit mod�r� qu�il prenne en charge les jeunes des quartiers pauvres en leur imposant une morale qui n�est rien d�autre qu�un couvercle sur le probl�me social. Quand vous n�avez rien � perdre (pas de travail, pas d�espoir d�en trouver un, plus vraiment de dignit�) seule la peur de la prison ou la morale peuvent vous emp�cher de passer � l�acte car tout vous y invite. Le banquet de la consommation est devant vous et vous n�y avez pas droit. Il faut donc vous faire peur avec la prison ou vous calmer avec la morale. Lors d�une interview � la t�l�vision fran�aise, Sarkozy a r�cemment annonc� qu�� ses yeux �l�Islam peut �tre utile, la religion peut �tre un soutien � des jeunes qui n�ont rien dans la t�te�. La religion comme une police dans la t�te...