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dimanche, décembre 31, 2006

Les juges redessinent les contours de l'art

Les juges redessinent les contours de l'art
Trois procès en cours posent la délicate question du droit d'auteur et de la définition d'une oeuvre conceptuelle.
Par Jacqueline COIGNARD, Edouard LAUNET
QUOTIDIEN : samedi 30 décembre 2006

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Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? Etrangement, c'est devant les tribunau que la question est aujourd'hui le plus âprement débattue. Trois affaire récentes ont amené, ou vont amener, des juges à analyser au regard d droit d'auteur des oeuvres plus ou moins conceptuelles : sont-elle protégeables ? Qui en est l'auteur ? Et dans le fond y a-t-il vraiment oeuvre
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A savoir
Attentat. Première affaire : un facétieux «performeur», Pierre Pinoncelli, a brisé à coups de masse un des exemplaires de Fountain de Marcel Duchamp, célèbre ready-made se résumant à un urinoir de faïence tout à fait standard mais signé par l'artiste ( Libération du 25 novembre). Cet attentat pose la question de la valeur de l'objet, dont la fixation permettra d'évaluer l'importance du préjudice subi par le propriétaire (l'Etat). Vaut-il 83 euros comme l'a suggéré le mois dernier, lors d'une audience en appel, l'avocat général après consultation du catalogue d'un fabricant de sanitaires ? Ou 2,8 millions d'euros, comme le clame le musée national d'Art moderne (centre Pompidou), dépositaire de l'urinoir duchampien, en se référant aux dernières transactions sur des «multiples» de Fountain ? Réponse de la cour d'appel de Paris fin janvier.
Deux : l'acheteur d'un «tableau-piège» de Daniel Spoerri (reliefs d'un petit déjeuner collés sur bois) s'est senti lésé lorsqu'il s'est rendu compte que le tableau, bien que signé par l'artiste, avait été matériellement réalisé par un enfant de 11 ans : il s'est retourné contre le commissaire-priseur et a finalement eu gain de cause l'an dernier, après quelques allers-retours entre cour d'appel et Cour de cassation. Cette dernière a considéré que Spoerri n'était pas l'auteur «effectif» de l'oeuvre. Sans doute pourrait-elle en dire autant de l'urinoir de Duchamp. N'empêche que le tableau-piège vient de trouver preneur à près de 28 000 euros...
Trois : un artiste, Jakob Gautel, intervenant dans l'espace public via des inscriptions «décalées», poursuit la photographe Bettina Rheims pour contrefaçon, l'accusant d'avoir reproduit une de ses oeuvres sans autorisation. Pour son triptyque la Nouvelle Eve, Bettina Rheims a photographié deux femmes à l'hôpital psychiatrique (désaffecté) de Ville-Evrard, devant une porte (celle des toilettes du dortoir des alcooliques) au-dessus de laquelle Jakob Gautel avait écrit... le mot «Paradis». Gautel a gagné en appel son procès pour contrefaçon : la cour d'appel a estimé que l'inscription, par son esthétique propre (forme des lettres, etc.), constituait une forme originale portant la marque et l'empreinte personnelle de l'auteur, et que Bettina Rheims en avait tiré parti dans la construction de ses images. L'affaire devrait aller en cassation l'an prochain.
Dynamite. Le problème posé aux juges peut donc se résumer comme suit. D'un côté, des créations qui dynamitent la notion classique d'oeuvre d'art, et dont le support matériel est avant tout le support d'un halo d'idées et de provocation. De l'autre, des textes de loi qui exigent d'une oeuvre, pour qu'elle bénéficie d'une protection au titre du droit d'auteur, de répondre à trois conditions : résulter d'une idée originale, s'incarner dans une forme, avoir une forme originale.
D'où cette question : le droit d'auteur est-il encore adapté à l'art conceptuel ? Oui, répond Edouard Treppoz, maître de conférences à l'université Jean-Moulin de Lyon, en s'appuyant sur le jugement dans l'affaire opposant Jakob Gautel et Bettina Rheims (dans la revue Recueil Dalloz, 2006, no 15). Mais il concède : «Pour autant, cette décision recèle des dangers, notamment celui d'une surprotection au détriment des créations futures.» Il faudra donc faire confiance aux juges pour «trouver un équilibre afin que la protection ne devienne pas une entrave à la liberté créatrice». Pour le juriste et philosophe Bernard Edelman (lire ci-contre), ce jugement de la cour d'appel de Paris a franchi les bornes : «Si nous acceptons de protéger par le droit d'auteur certaines formes d'art contemporain où l'idée originale est au coeur de la création, nous risquons de subvertir tout notre système : tout le monde pourra se proclamer auteur» ( Recueil Dalloz , 2006, no 37).
«Révolution». Agnès Tricoire, avocate spécialiste en propriété intellectuelle (lire aussi ci-contre), est également inquiète, mais pour des raisons diamétralement opposées : commentant la décision en cassation déniant à Spoerri sa qualité d'auteur du «tableau-piège», elle écrit : «Voilà une révolution qui menace la protection, par le droit d'auteur, de bon nombre de pratiques artistiques contemporaines» ( Recueil Dalloz , 2006, no 16).
Michel Dobkine, directeur de l'Ecole nationale de la magistrature (ENM) et amateur d'art, convient que, pour un juge, «mieux vaut ne pas tomber du placard lorsqu'un plaideur vous parle d'art conceptuel». Il estimerait «intéressant» que l'ENM crée «une chaire dédiée à l'art et au droit en partenariat avec une école des beaux-arts, sans aucune finalité normative bien sûr». Mais Michel Dobkine prévient : «De toute façon, l'art par rapport au droit demeurera toujours premier, en avant. D'une certaine façon, le droit est le lieu de tous les conservatismes. A-t-on jamais parlé d'avant-garde en matière juridique ?»
Les arrêts dans les affaires Gautel-Rheims et Spoerri émettent, on l'a vu, des signaux contradictoires. Le jugement en appel, le 26 janvier, sur l'urinoir de Duchamp permettra-t-il d'y voir plus clair ? Il est au moins assuré de réactiver la grande querelle de l'art contemporain.